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Avec « Damn. », Kendrick Lamar prouve qu’il n’est définitivement pas humain

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La cover d'un album est la première appréciation artistique d'un projet, et son importance s'étend bien au-delà du simple visuel.

Mené par une communication scrupuleuse, Damn. s’est imposé par la force des mots et du génie de son auteur comme un album titanesque, emporté par une énergie poignante.

[dropcap size=big]U[/dropcap]ne semaine. C’est ce qu’il aura fallu au Prince de Compton pour retourner l’industrie. Un clip époustouflant dopé aux pulvérisations de records, une tracklist et une cover dévoilées dans la foulée et à la conclusion, un album lumineux. Le tout assaisonné d’une théorie fumeuse qui s’est chargée de nourrir la hype déjà surpuissante de Damn. Bref, une semaine, et le tout était plié, soigneusement rangé dans les dossiers « classiques » du rap américain. Une communication impeccablement efficace qui démontre une fois de plus que le prodige californien, en dépit d’objectivité, excelle dans tout ce qu’il tente, musicalement et au-delà. Deux ans après un opus auréolé tant par l’acide critique presse que par la pointe du business américain et ses Grammys, Damn. portait sur ses épaules toute la pression d’une sphère hip-hop avachie aux pieds du nouveau Prophète, attendant le prochain serment. Un quatrième album né un vendredi saint, jour de mort du Christ, où seuls  insomniaques ou lève-tôt ont pu apprécier les premières notes à l’aube. Un dernier bijou de 14 morceaux, retentissant, tumultueux, généreux, mais non moins prodigieux.

Ainsi, Damn. répond à un To Pimp a Butterfly métissé entre jazz, funk et spoken word. Une corrosion teintée de rancœur, d’engagement qui harmonise une esquisse plus aérienne, lumineuse, moins rythmée. Vaguement gospel, orné de quelques fulgurances west-coast ou d’instruments bruts, Damn. canalise tout le génie d’un Kendrick brillant et minutieux. Là où son grand frère s’offrait un tout homogène et cohérent, ce nouvel opus puise son fil conducteur à travers plusieurs tags aux ambiances disparates : on passe d’un « Element » glaçant à un « Loyalty » moralisateur pour conclure avec un « God » chatoyant. La forme, polyvalente et emprunte à plusieurs univers, contraste avec un fond résolument sombre. Un environnement exploité dans les moindres détails, toujours avec une brutalité presque sauvage dans le texte et une rigueur lyricale qui caresse les plus belles plumes américaines.

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18 carats d’émotion, de finesse et de tact

29 ans et un recul déconcertant sur le portrait d’une société effritée, fouetté à coup de  500 ans d’histoire afro-américaine chargée d’amertume. Une richesse inspirée aussi bien du gamin giflé par un flic que par un discours de Luther King. Un Gandhi à la sauce hip-hop baigné au cœur des quartiers chauds de LA. Quand on sait que l’artiste a accéléré la production de l’album pour répondre aux besoins d’une Amérique branlante, on embrasse toute la violence de son message. Kendrick le dit lui même dans le sublime « Element », il « rappe pour son quartier de Compton et non pas pour gagner des Grammys ». Plus qu’un album de hip-hop, Damn. est l’angoissant reflet d’un Etat décousu, sinistre et fracturé. Le message renvoyé est terne, parfois sous couvert de métaphore, comme lorsqu’une vieille dame aveugle tire froidement une balle sur K-Dot dans l’introduction, « Blood ».

Mais puisque Kendrick ne puise jamais dans la normalité, il s’est appliqué à maquiller son tableau sombre de l’Oncle Sam à travers flows démentiels, productions titanesques et punchlines acerbes. Il donne ainsi du relief à un vulgaire spleen digne des Fleurs du Mal en modelant une architecture tantôt consciente, tantôt commerciale. Partout, du début à la fin, Damn. transpire le rap brut. Même lorsqu’il se mue en un Drake corrosif dans « Yah », ou qu’il invite des guests stars plus mainstream. L’album ne lésine pas non plus sur les exigences du rap actuel, mais le rappeur de Compton semble toujours faire mieux que tout le monde. Comme un élève surdoué, rendant une copie parfaite, tout en ayant manqué la moitié de l’année. Comme un étrange alchimiste, capable de métamorphoser un diamant noir en or pure.

50 nuances de productions

A l’armada de pessimistes qui plaçait To Pimp a Butterfly sur un piédestal indétrônable, Kendrick a glissé un album qui récidive, au moins, la même performance. De toute manière, les deux opus sont assurément incomparables, tant dans leurs divergences conceptuels qu’artistiques. Dans la production de Damn., l’artiste s’est offert la crème américaine. Mentions spéciales à The Alchemist, pour l’éblouissante ambiance de « Fear » ou 9th Wonder, pour la terrible conclusion, « Duckworth ». Une atmosphère peut-être plus feutrée que son aîné, moins penchée west-coast et sonorités old school. Un virage assumé jusque dans le choix des featurings, où Snoop Dogg, George Clinton ou Thundercat sont évincés pour des invités plus ancrés dans l’état d’esprit.

Ainsi, on retrouve respectivement Rihanna sur « Loyalty », Zacari sur « Love » et U2 sur « XXX ». Trois titres, encore une fois, aux univers complètement dispersés. Une fois n’est pas coutume, Kendrick s’est offert un petit trip west-coast en compagnie d’une Rihanna qui signe un retour brillant, mais non moins engagé. De son côté, Zacari envoûte la production aérienne d’un « Love » aussi saisissant que remarquable. Pour finir, la rencontre au sommet entre U2 et K-Dot se solde par un titre en demi-teinte. « XXX » jongle entre plusieurs environnements, plus ou moins bien dosés, où la voix mélancolique de Bono ne semble que difficilement se marier avec l’énergie déployée par le rappeur sur ce morceau. Quand on connaît les valeurs humanistes des deux hommes, un arrière goût de déception prédomine.

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Le meilleur projet de sa carrière ?

C’était déjà la question qui brûlait les médias à la fin des 16 morceaux du précédent opus. Aujourd’hui, Damn. offre une concurrence de taille à un album qui plaçait Kendrick dans le top des artistes les plus bankables des States. Le stade de la confirmation largement accompli, le californien poursuit son ascension fulgurante avec un nouveau projet déstabilisant par sa profondeur lyricale et son puissant travail musical. Parfois fulgurant, parfois décevant, la presse ne sait même plus comment définir un artiste imprévisible, jusqu’à nourrir des critiques contradictoires. Dans tous les cas, la majorité crie à un nouveau coup de maître de celui qui aspire à de très, très grandes choses, non seulement artistiques, mais aussi, et surtout humaines. Et à l’heure où Trump sort les muscles pour asseoir sa domination internationale, l’artiste, lui, préfère la force des mots pour s’affaler sans état d’âme sur le trône du rap, tout en décriant l’obscurité d’un Etat que le président américain semble ignorer.

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