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Musique

Le sujet du bac philo 2018 a longtemps été débattu dans le rap

Photo Guillaume Trouvé pour RoadieMagazine.fr

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« Éprouver l’injustice, est-ce nécessaire pour savoir ce qui est juste ? » Comment comprendre cette question les premières minutes après avoir ouvert la copie ? Quelles premières idées viennent à l’esprit et actionnent le stylo ? 

Cette interrogation suppose qu’on ne parlerait bien que de ce que l’on connaît. On ne parlerait bien que de ce que l’on éprouve. On pourrait « en » parler, « savoir de quoi on parle», seulement lorsqu’on est soi-même le sujet ou la victime.

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Ce questionnement philosophique est un sujet débattu dans le rap : qui subit l’injustice – le racisme, la discrimination, la violence, la précarité… – ? Et qui la rappe ? Le rap, cet art où « les minorités sont majoritaires » (À l’ombre du show-business – Kery James), doit-il être pratiqué seulement par ceux qui ont déjà éprouvé l’injustice ? Tout autre type de rap est-il une imposture de ceux qui ont une connaissance abstraite, de ceux qui fantasment, ces souffrances-là ? Le rap vient-il toujours de la rue ? Le rap doit-il venir toujours que de la rue ?

La thèse de Diam’s, Kery James et Soprano

Il y a ceux qui ont tant souffert que l’écriture ne peut être autre chose qu’un exutoire, un témoignage, une thérapie, une issue, une voie vers la réparation. Si le rap a, pour eux, toutes ces fonctions, rien d’autre que leur vécu ne peut être retranscrit (presque craché, avec cette notion d’urgence dans leur écriture).

Diam’s par exemple, a souvent proposé un rap intimiste. Elle racontait un vécu : le sien, à la première personne. « Ma France à moi », « Dans ma bulle », « Ma gueule », « Ma souffrance »… Dans ce dernier titre issu de son premier album, Brut de femme, la rappeuse décrit sans détour les violences conjugales qu’elle a subi pendant six mois en 1999.

Mais tu ne sais pas toi, comme ça fait mal quand l’homme cogne,
Je te parle de grosses blessures, pas de petites éraflures au Gomm cogne

Avant l’horreur racontée, Diam’s prévient dans un cri : « Mais tu ne sais pas toi ». Elle dit ici : ceux qui n’ont pas vécu un tel épisode dramatique ne peuvent pas réellement comprendre la douleur derrière les mots qui la décrit.

Kery James aussi parle de ce qu’il vit avant que ceux qui ne le vivent pas ne parlent pour lui. Il prend nettement position dans ce débat et le prouve dans les lignes d’À l’ombre du show-business extrait de son album éponyme (celles-ci par exemple, mais tant d’autres de sa discographie pourraient être citées) :

Nos textes sont des toiles qui dévoilent nos mal-êtres,
[…] Car c’est à travers nos disques que la voix du ghetto s’élève

Soprano, quant à lui, a cessé de décrire l’injustice, les inégalités, sa vie précaire. Ce n’est plus son sujet. On lui reproche, parfois, d’être devenu un rappeur-variété, un rappeur pour enfant. Ce à quoi, il répondait quand il était invité en plateau, qu’il ne se sentait plus capable de rapper la misère qu’il a connu, justement parce que cette période difficile est révolue. Pour lui, là n’est pas sa place. Là n’est plus sa place. Il pense donc que seuls ceux qui subissent l’injustice sont en mesure, voire en droit, d’en parler.

L’antithèse de BigFlo et Oli, Nekfeu et Fianso 

D’autres maitrisent le rap et ses codes, sans avoir pour autant vécu le pire. Quand ils écrivent leur texte, quand ils choisissent leur thème, ils se penchent sur d’autres vécus, sur des injustices sociétales et dépassent leur propre expérience. Eux estiment ne pas avoir besoin d’avoir subi l’injustice, pour savoir ce qui est juste ou ne l’est pas. Ce sont ceux qui éprouvent réellement de la sympathie, au sens étymologique du terme, ceux qui « souffrent avec » (« sin » : avec, « pathos » : souffrance).

Ceux qui s’identifient aux maux des autres, et n’ont pas besoin de les éprouver pour trouver les bons mots, utilisent alors le storytelling. C’est Akhenaton avec Vincent, immigré de Calabre (« Un brin de haine »), c’est La Fouine avec Moussa, condamné à 15 piges pour séquestration alors qu’il est innocent (« Du ferme »), c’est Grand Corps Malade avec Yadna, réfugiée syrienne qui se retrouve à faire la manche au feu rouge (« Au feu rouge »), c’est BigFlo et Oli avec Pauline, battue à mort par son compagnon (« Dommage »).

BigFlo et Oli ont poussé l’exercice du storytelling à son paroxysme dans « Je suis », où chacun des 20 couplets, dépeint l’histoire injuste d’un homme ou d’une femme en France : le précaire, l’immigré, le couple homosexuel victime d’homophobie, l’étudiante musulmane victime d’islamophobie, ou encore, le malade seul dans sa chambre d’hôpital :

 Je suis malade, mais je préfère dire « futur soigné »,
Mes pupilles fixent l’aiguille de la montre qui brille sur mon poignet,
À l’étroit dans mon corps, je regarde le monde par le trou de la serrure,
Les gens diront que je n’ai fait qu’agrandir celui de la Sécu

Ce « je suis », repris en début de chaque couplet, montre la compassion, la sympathie, de celui qui ne souffre pas directement, mais souffre avec, au point de s’identifier, de pouvoir dire « je » quand il parle de l’Autre. Ce couplet est puissant parce qu’il montre la solidarité des rappeurs envers le souffrant en même temps que la pensée de ce dernier : le malade regrette que le monde extérieur ne puisse le comprendre tant qu’il n’est pas à sa place. Il pense, dépité, que « les gens diront qu’ [il] n’a fait qu’agrandir [le trou] de la Sécu ».

Peut-on souffrir des douleurs qui nous sont épargnées ? nous questionne ce malade imaginé par BigFlo et Oli. Et Nekfeu répond à sa question par l’affirmative. Dans plusieurs textes, le rappeur rappelle qu’il sait le racisme, justement parce qu’il se sait épargné. Quand il se compare avec ses amis qui en sont victimes, il ne peut que constater les discriminations qui leur sont portées et s’en indigner.

Pour exemple, ces trois lignes de La ballade du Frémont (Feu – réédition) :

C’est plus facile quand tu es blanc,
Quand tu sors, tu commences à le voir,
Il m’a dit « Si tu veux tu rentres, mais ce n’est pas possible pour les sales noires. »

Ou encore, cette affirmation dans Martin Eden (Feu) : « Bien sûr que c’est plus facile pour toi quand t’es blanc ».

Pour dénoncer les injustices qu’il côtoie et exprimer sa compassion aux opprimés, Fianso utilise le procédé de la comparaison (dans Lundi par exemple).

Je me sens comme un père enfermé
Qui rêve de prendre son enfant dans ses bras,
Comme un cas social qui sort du foyer,
Comme une maman qu’assume pas son loyer,
Triste comme une famille nombreuse qu’on expulse
Que tout le monde regarde en train de se noyer

Fianso n’est ni ce père derrière les barreaux, ni cette mère pauvre, mais il s’associe à leur sentiment d’injustice et dit, d’une certaine manière, le ressentir profondément, au point d’être « triste » non pas pour eux, mais comme eux.

La synthèse de Youssoupha

Trop de choses nous séparent, on n’a pas la même vie,
Dès le départ, on n’a pas la même vie,
Pourquoi tu me compares ? On n’a pas la même vie,
Ne me juge pas, on n’a pas la même vie,

Dans le refrain chanté de «PLMV», Youssoupha se range d’abord d’un côté du débat : les inégalités sont présentes dès le départ, donc, que celui qui est éloigné dès le départ de ces injustices, ne se mêle pas de leur vie. Mais dans son couplet -le premier du morceau-, le rappeur nuance son idée quand il lance « Je ne peux pas aider les pauvres si je reste pauvre moi-même. »

Cette fois, il ne pointe pas du doigt celui qui est trop éloigné de la souffrance, mais celui, au contraire, qui a trop la tête dedans. Difficile de voir autre chose que ce qu’on subit quand on le subit. Il dit à ce moment-là : celui qui subit l’injustice a besoin de l’Autre pour lutter. De celui qui n’a pas la même vie.

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